L’alimentation, marchandise ou bien commun
L’alimentation, marchandise ou bien commun
Peut-on considérer l’eau et la nourriture comme des marchandises ou relèvent-elles de la catégorie des « biens communs » ? La bataille idéologique est rude. La bataille économique ne l’est pas moins quand les accords commerciaux, négociés dans une certaine opacité, dictent leurs choix et leurs priorités. Ces accords postulent un meilleur accès aux biens si la libre circulation des marchandises s’impose. Il est permis d‘en douter tant la faim et la malnutrition persistent, même en France. Manger n’est pas une option et l’aliment n’est pas un bien spéculatif. Qu’elles soient scientifiques, politiques ou environnementales, toutes les études montrent que nous sommes entrés dans une ère fluctuante et imprévisible où l’usage immodéré des ressources devient problématique, et même conflictuelle. A l’échelle mondiale, la notion de bien commun n’a guère de consistance. A l’échelle locale, elle touche concrètement nos modes de vie. Est-il envisageable qu’une politique agricole réputée commune, la PAC, prenne du recul et s’affranchisse de lobbies commerciaux offensifs mais peu regardant sur le bien commun ? Les syndicats agricoles font valoir leurs priorités, c’est bien.
Notre système de production agricole a-t-il fait son temps? En un certain sens, il l’a fait et même forgé ! Il a permis de sortir de la misère paysanne, de développer une industrie agroalimentaire et des réseaux de distribution compétitifs au point que nous bénéficions d’une nourriture abondante, à bas prix en comparaison des coûts de production, accessible en tous lieux pour une société très largement urbaine. En un autre sens, constatons avec lucidité que nous sommes arrivés à la fin d’un cycle de développement qui épuise ses acteurs, piétine le biotope et devient préoccupant pour la santé. Ce système se montre proche de la rupture. Les lois du marché, le jeu complexe des subventions et des contrôles décriés, y compris par satellite, ne cessent de mettre la pression sur la profession. Quant à l’investissement technologique, il ajoute à la pression avec des machines certes performantes mais génératrices d’endettement long. Aussi nécessaires soient-ils, les milliards ne suffiront pas à dissiper le profond malaise généré par la course à la performance, la prime à l’hectare et les incohérences du commerce mondialisé car tous ne jouent pas le même jeu. Au final, nous sommes loin de payer le juste prix de notre alimentation, le revenu d’un nombre conséquent d’agriculteurs reste toujours indigne, et la dette écologique se reporte sur les générations futures.[1]
Dans leur ouvrage « Une agriculture sans agriculteurs », François Purseigle et Bertrand Hervieu analysent les transitions en cours. Le modèle d’exploitation familiale laisse place peu à peu à d’autres alternatives. Certaines nous inquiètent car elles ne sont pas guidées par le souci d’une alimentation saine. Pour assurer des marges économiques, la quantité prime sur la qualité, l’exportation prime sur la valeur éthique. Ne soyons pas naïf, le choix est cornélien. D’autres nous réjouissent car elles relocalisent l’agriculture sur un territoire, redonnent du sens à une politique locale et rapprochent producteurs et consommateurs.
En deux ans sur ma commune, j’ai vu émerger deux initiatives emblématiques : un bâtiment photovoltaïque d’ampleur destiné à un élevage conventionnel et la création d’un GAEC[2] de 8 jeunes femmes diplômées d’écoles d’agriculture. Eleveuses de brebis et chèvres, céréalières pour produire de la farine panifiable, maraîchères, elles cultivent 60 hectares et transforment une partie de leur production. Elles cultivent aussi une présence locale étonnante et attractive. Le dortoir aménagé dans une des granges ne cesse d’accueillir des jeunes en stage, en recherche de travail et de relations qui aient du sens. Elles font, de la proximité avec les habitants du territoire, un atout pour rendre plus accessible une alimentation saine et de saison.
Comment favoriser la cohabitation de formes diversifiées d’agriculture ? Les enquêtes montrent que le désir d’agriculture persiste et, atout majeur, le travail de la terre n’est pas délocalisable. Faciliter l’accès au foncier pour de nouveaux projets plutôt qu’accroitre les surfaces, réguler les pratiques nuisibles à l’environnement et à la santé, favoriser les filières agroalimentaires à vocation régionale, le défi est complexe. L’intérêt de ces temps nouveaux est de voir des femmes et des hommes développer des pratiques plus éthiques et plus attractives tant pour la profession que les consommateurs.
N’occultons pas notre rôle de consomm’acteurs. Chacun a appris à compter, mais nous lorgnons davantage sur la note en sortie de caisse que sur les kilomètres parcourus par la marchandise alimentaire et ses emballages. Tout ça nous le savons, mais pas grand-chose n’évolue. Nous payons cash une telle insouciance. Aveuglés par le court terme, les détracteurs invoqueront l’écologie punitive. L’augmentation des primes d’assurances et de mutuelle de santé suffiront-elles à comprendre là où se situe la vraie punition, celle exercée par l’ampleur du dérèglement climatique et de la malbouffe ? Avons-nous compris que notre surproduction subventionnée produit du gaspillage et impacte les cultures vivrières et le capital environnemental, les nôtres comme celle des autres.
Pour les chrétiens, le vocabulaire de la conversion ne devrait pas faire peur. Nous avons été catéchisés à l’éthique du bon Samaritain, celui qui s’est montré proche de l’homme blessé. Or voici que la proximité de l’éleveur et du cultivateur, de l’arboriculteur et du maraicher s’invite à notre table. Que cet enjeu de conversion n’occulte pas le plaisir de la table, acte convivial par excellence.
Père Arnaud Favart, Délégué à la Mission rurale
le 29 novembre 2024
[1] L’Injuste prix de notre alimentation, publié par le Secours Catholique, le réseau CIVAM, Solidarité Paysans et la Fédération française des diabétiques
[2] Groupement agricole d’exploitation en commun
L'injuste prix de notre alimentation : quels coûts pour la société et la planète ?
Parce que son prix ne dit pas tout du véritable coût de notre alimentation… Avec le Secours Catholique-Caritas France, Solidarité Paysans et la Fédération Française des Diabétiques nous lançons notre grande étude ``𝗟'𝗶𝗻𝗷𝘂𝘀𝘁𝗲 𝗽𝗿𝗶𝘅 𝗱𝗲 𝗻𝗼𝘁𝗿𝗲 𝗮𝗹𝗶𝗺𝗲𝗻𝘁𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻``. Réseau Civam