L’écologie dans la pensée sociale de l’Église
Dans le domaine de l’écologie, on entend souvent dire que les chrétiens sont en retard, ou que l’Église n’avait pas dit grand-chose avant Laudato si’ (Loué sois-tu !) du pape François. C’est à la fois vrai et faux, comme l’a expliqué soeur Marie-Laure Denes lors d’une session de l’Année de Formation Rurale en avril 2016.
C’est vrai si l’on considère qu’il n’y avait pas encore d’encyclique consacrée exclusivement à cette question. C’est faux si l’on regarde les innombrables mentions de la question dans des textes épars. Mais il est vrai que souvent cette question n’avait pas été abordée pour elle-même mais par une autre porte d’entrée que l’écologie proprement dite. Néanmoins, si l’on sort de l’Eglise catholique, les orthodoxes ont beaucoup investi la question et ont fait de cette question un chantier œcuménique (cf. rassemblement de Bâle en 1989).
I. Un peu d’histoire
La question écologique est entrée progressivement dans la pensée sociale de l’Église et a mis du temps à s’imposer comme un sujet en soi. Si vous regardez le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise publié en 2005, la question environnementale n’y occupe encore que 20 petites pages. Et au fond, on peut dire que c’est Benoit XVI qui a officialisé en quelque sorte l’entrée de l’écologie dans le corpus à travers son encyclique Caritas in Veritate (« L’Amour dans la vérité »).
Pour autant, la question a auparavant été évoquée à de multiples reprises. Celui qui l’intégre d’abord à ses préoccupations, c’est Paul VI. Mais il va le faire à partir de la question du développement. La prise de conscience écologique de l’Église catholique va se faire à travers la réflexion qu’elle mène dans le cadre des grands organismes onusiens (où le Vatican a un siège d’observateur permanent). Les discours de Paul VI à la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) font apparaître le lien toujours plus net entre crises alimentaires, modèle de développement économique et respect nécessaire de la terre (La faim dans le monde, 1966), même si on se concentre davantage sur la question de la justice et de l’affirmation de la destination universelle des biens, qu’au champ écologique à proprement parler.
Le thème sera repris plus tard dans Populorum progressio (« Sur le développement humain et le progrès ») en 1967. Les textes suivants de Paul VI expriment de plus en plus clairement la prise en compte des questions écologiques comme son discours à la FAO de 1970. Tout en se félicitant des techniques modernes, il s’interroge sur leur mise en œuvre qui, « à un rythme accéléré, ne va pas sans retentir dangereusement sur l’équilibre de notre milieu naturel, et la détérioration progressive de ce qu’il est convenu d’appeler l’environnement risque, sous l’effet des retombées de la civilisation industrielle, de conduire à une véritable catastrophe écologique. Déjà nous voyons se vicier l’air que nous respirons, se dégrader l’eau que nous buvons, se polluer les rivières, les lacs voire les océans, jusqu’à faire craindre une véritable mort biologique dans un avenir rapproché, si des mesures énergiques ne sont sans retard courageusement adoptées et sévèrement mises en œuvre ». Dans la foulée, en 1971, le cardinal Villot invite à l’émergence d’un droit sensible aux urgences internationales qui vise à empêcher de nuire. Il le fera dans une lettre adressé à l’union des juristes catholiques italiens. Tout cela est assez visionnaire. C’est 1970. Ce n’est pas tardif, quand on sait que les premiers à avoir tiré la sonnette d’alarme au plan international sont les membres du club de Rome avec leur rapport Halte à la croissance qui a été commandé en ….1970 et publié en 1972 !
Paul VI récidive dans sa lettre apostolique Octogesima adveniens (1971) qui célèbre les 80 ans de l’encyclique Rerum novarum. Il y appelle l’Église à prendre en compte sérieusement un ensemble de thématiques sociales en train d’émerger. Parmi celles qu’il pointe figure l’environnement : « Brusquement l’homme en prend conscience : par une exploitation inconsidérée de la nature, il risque de la détruire et d’être à son tour la victime de cette dégradation. Non seulement l’environnement matériel devient une menace permanente : pollutions et déchets, nouvelles maladies, pouvoir destructeur absolu ; mais c’est le cadre humain que l’homme ne maîtrise plus, créant ainsi pour demain un environnement qui pourra lui être intolérable. Problème social d’envergure qui regarde la famille humaine tout entière ». Au cours de la conférence de Stockholm, en 1972, Paul VI précise : « Pas plus que le problème démographique ne se résout en limitant indûment l’accès à la vie, le problème de l’environnement ne saurait être affronté avec les seules mesures d’ordre technique ».
Une autre porte d’entrée est la thématique de la paix. C’est surtout Jean-Paul II qui va consacrer le lien environnement et paix. JPII avait une sensibilité ancienne à ces questions et il n’est pas anodin que l’un des premiers gestes posés en début de son pontificat fut d’aller à Assise et de proclamer St François patron des écologistes (1979).
Et d’ailleurs, son grand texte sur l’écologie n’est pas une encyclique ou une lettre apostolique mais le message pour la journée mondiale de la paix, le premier janvier 1990 : « La paix avec Dieu créateur, la paix avec toute la création ». Que ce soit le premier message après la chute du Mur montre bien l’importance qu’il accorde à la question. Jean Bastaire dit de ce texte qu’il est « comme une véritable charte de l’environnement qui se donne pour tâche d’unir la paix avec Dieu et la paix avec la création » (j’y reviendrai)
Son successeur fera de même. Dans le message pour la paix du 1er janvier 2008 intitulé « Famille humaine, communauté de paix », un paragraphe est consacré à « Famille, communauté humaine et environnement ». Deux ans plus tard, en 2010, il le réaffirme avec force : « Si tu veux construire la paix, protège la création » qui fait suite à Caritas in Veritate et qui la développe.
II. Les fondements bibliques
Au point de départ de la réflexion proprement chrétienne se trouve la Bible. À partir de là se déploie une théologie de la Création d’où découle une anthropologie.
Le texte qui vient évidemment à l’esprit, c’est celui de la Genèse. Que tire l’Eglise de ce texte ?
C’est Dieu qui crée toute chose et pour chacune d’elle « Dieu vit que cela était bon ». Au sommet de sa création, le créateur place l’homme comme quelque chose de très bon. Parmi toutes les créatures, seuls l’homme et la femme ont été voulus par Dieu à son image : et c’est à eux que le Seigneur confie la responsabilité de toute la création, la tâche de prendre soin de son harmonie et de son développement. C’est ce qui leur confère cette position privilégiée.
Mais ils se voient aussi confier la mission de jardinier. Les mots hébreux « garder » et « cultiver » utilisés dans Gn2,15 ont un sens très fort. Le verbe traduit par « cultiver » (avad) signifie aussi « servir » et même, dans un contexte religieux « honorer », « rendre un culte ». C’est dire si le travail évoqué implique le respect. Le second verbe, (shamar) va dans le même sens. L’humain est invité à « garder » le jardin, à y « regarder », à « veiller sur » lui. En d’autres termes, la nature n’est par définition pas hostile à l’homme, elle est un don que Dieu fait à l’homme en lui en confiant d’en prendre soin. De cela, l’Église déduit que la relation de l’homme au monde, à la nature, est constitutif de l’identité humaine. Il s’agit d’une relation qui naît comme fruit du rapport, encore plus profond, de l’homme avec Dieu.
Et dans cet acte créateur, il ya une harmonie entre le Créateur, l’humanité et la création. On peut aussi dire que Dieu vit que cela était très bon quand tout a été crée. « La vocation d’Adam et Ève à participer à la réalisation du plan de Dieu sur la création stimulait les capacités et les dons qui distinguent la personne humaine de toute autre créature, et en même temps, établissait un rapport ordonné entre les hommes et tout le créé. » (MJP1990) « La nature est l’expression d’un dessein d’amour et de vérité. Elle nous précède et Dieu nous l’a donnée comme milieu de vie. Elle nous parle du Créateur et de son amour pour l’humanité (Rm1,20). » Cette harmonie a été détruite quand Adam et Ève se sont opposés délibérément au dessein créateur.
Mais c’est aussi la théologie de la Rédemption qui est convoquée pour souligner l’importance de la nature. Benoit XVI dit de la nature qu’elle est « destinée à être « récapitulée » dans le Christ à la fin des temps » (Ep 1,9-10 ; Col 1,19-20). Elle a donc elle aussi une « vocation ». Dans la mort et la résurrection du Christ, ce sont tous les êtres, aussi bien sur la Terre que dans le ciel, qui ont été réconciliés. Cette création est en travail d’enfantement qui attend sa libération : « La création en attente aspire à la Révélation des Fils de Dieu » (Rm 8,20-21).
On peut donc difficilement dire que la nature est passée par perte et profit dans la foi chrétienne. Une conception correcte de l‘environnement pour un chrétien ne peut réduire de manière utilitariste la nature à un simple objet de manipulation et d’exploitation. Le rapport instrumentaliste à la nature dans laquelle on puise sans compter est une lecture mécaniste de la nature. « La technicisation complète de la nature est à rejeter dit Benoît XVI (dans CinV, 48) car le milieu naturel n’est pas seulement un matériau dont nous pouvons disposer à notre guise, mais c’est l’œuvre admirable du Créateur, portant en soi une « grammaire » qui indique une finalité et des critères pour qu’il soit utilisé avec sagesse et non pas exploité de manière arbitraire. » Le pape François s’inscrit dans cette suite, en nous appelant à reconnaître que tout est donné et que Dieu fait alliance en nous invitant à ne pas croire que par son pouvoir technique, l’être humain peut disposer de la nature comme bon lui semble, ou que les problèmes écologiques seront résolus uniquement par nos compétences techniques et scientifiques. Ce serait encore une fois réduire la nature et les autres êtres vivants à des objets et nier l’intime connexion qui existe entre toutes les choses puisque, comme créatures de Dieu, elles manifestent quelque chose de son amour.
S’engager dans la sauvegarde de la création, c’est donc respecter l’alliance divine en s’efforçant d’être fidèle aux relations justes et adéquates entre les créatures voulues par Dieu. S’engager dans le soin de la Création c’est reconnaître que toutes les créatures ont une valeur en elle-même et révèlent quelque chose du Créateur. Porter préjudice à la Création c’est finalement nier la richesse et la bonté de Dieu. S’engager dans le soin de la Création, c’est notre manière de collaborer au plan d’amour de Dieu sous l’action de l’Esprit saint et de mener toute la création à son accomplissement ultime.
En revanche, et à l’inverse, il ne s’agit pas de considérer la nature comme supérieure à l’homme sur le plan de la dignité. Le magistère s’oppose ainsi à une « conception s’inspirant de l’écocentrisme et du biocentrisme car celle-ci se propose d’éliminer la différence ontologique et axiologique entre l’homme et les autres êtres vivants, en considérant la biosphère comme une unité biotique indifférenciée. On en vient ainsi à éliminer la responsabilité supérieure de l’homme en faveur d’une considération égalitariste de la dignité de tous les êtres vivants ». Cette position qui absolutise la nature est qualifiée par Benoît XVI d’attitude néo-païenne : le salut de l’homme ne peut pas dériver de la nature seule, comprise au sens purement naturaliste.
Le pape François enfonce le clou et nous invite aussi à être porteur d’une anthropologie où l’homme n’est ni le maître, dominateur absolu de tout, ni un être quelconque : « Parfois on observe une obsession pour nier toute prééminence à la personne humaine, et il se mène une lutte en faveur d’autres espèces que nous n’engageons pas pour défendre l’égale dignité entre les êtres humains ».
L’écologie intégrale souhaitée est porteuse d’une autre anthropologie :
- où chacun se voit reconnaître sa valeur propre,
- où l’on valorise les capacités particulières de connaissance, de volonté, de liberté, de responsabilité de l’homme,
- où l’on soigne les relations entre les personnes, et toutes les relations,
- où l’on est garant de l’ouverture à une transcendance.
L’être humain a une dignité spécifique qu’il serait dangereux de nier.
III. De l’écologie environnementale à l’écologie intégrale, en passant par l’écologie humaine
Déjà pour Benoît XVI, c’est cette vision de l’homme, ou encore une vision scientiste et technocratique, sans aucune référence à la transcendance qui a conduit à réfuter le concept même de Création et à attribuer à l’homme et à la nature une existence complètement autonome. Le lien qui unit le monde à Dieu a ainsi été brisé : cette rupture a fini par déraciner l’homme de la Terre et, plus fondamentalement, en a appauvri l’identité même. C’est bien ce que remet en cause la constitution pastorale Gaudium et Spes quand elle reconnaît la légitime autonomie des réalités terrestres, c’est-à-dire qu’elles ont leurs lois et méthodes propres. Mais elle ajoute : « Si par autonomie du temporel on veut dire que les choses créées ne dépendent pas de Dieu, et que l’homme peut en disposer sans référence au Créateur, la fausseté de tels propos ne peut échapper à quiconque reconnait Dieu » (GS 36-3).
Écologie environnementale et écologie humaine
Une fois cette transcendance évacuée, l’être humain en vient à se considérer comme étranger au milieu environnemental dans lequel il vit. Au fond, ce que dit Benoît XVI, c’est que la relation à Dieu conditionne la relation à l’environnement.
L’encyclique Caritas in Veritas insiste beaucoup là-dessus : « La façon dont l’homme traite l’environnement influence les modalités avec lesquelles il se traite lui-même et réciproquement… Toute atteinte à la solidarité et à l’amitié civique provoque des dommages à l’environnement, de même que la détérioration de l’environnement provoque à son tour l’insatisfaction dans les relations sociales » (CinV51). Le chrétien a une responsabilité non seulement envers l’environnement mais envers la Création toute entière. Ce faisant il doit protéger l’eau, l’air, la terre mais aussi l’homme de sa propre destruction. Quand l’ »écologie humaine » est respectée dans la société, l’écologie proprement dite en tire aussi avantage.
Pour préserver la nature, il n’est pas suffisant d’intervenir au moyen d’incitations ou de mesures économiques dissuasives, une éducation appropriée n’y suffit pas non plus. Ce sont là des outils importants, mais le point déterminant est la tenue morale de la société dans son ensemble. Si le droit à la vie et à la mort naturelle n’est pas respecté, si la conception, la gestation et la naissance de l’homme sont rendues artificielles, si des embryons humains sont sacrifiés pour la recherche, la conscience commune finit par perdre le concept d’écologie humaine et, avec lui, celui d’écologie environnementale. Exiger des nouvelles générations le respect du milieu naturel devient une contradiction, quand l’éducation et les lois ne les aident pas à se respecter elles-mêmes. Le livre de la nature est unique et indivisible, qu’il s’agisse de l’environnement comme de la vie, de la sexualité, du mariage, de la famille, des relations sociales, en un mot du développement humain intégral. Les devoirs que nous avons vis-à-vis de l’environnement sont liés aux devoirs que nous avons envers la personne considérée en elle-même et dans sa relation avec les autres. On ne peut exiger les uns et piétiner les autres. C’est là une grave antinomie de la mentalité et de la praxis actuelle qui avilit la personne, bouleverse l’environnement et détériore la société.
Écologie intégrale
Avec le pape François, il y a à la fois continuité et approfondissement dans son encyclique Laudato Si’ (Loué sois-tu!). Les liens sont pris dans une dimension plus large, plus complexe. Il parle lui de crise éthique, culturelle et spirituelle de la modernité à l’origine de laquelle il y a ce qu’il appelle le paradigme technocratique qu’il dénonce : « À l’origine de beaucoup de difficultés du monde actuel, il y a avant tout une tendance, pas toujours consciente, à faire de la méthodologie et des objectifs de la technoscience un paradigme de compréhension qui conditionne la vie des personnes et le fonctionnement de la société ». Celui-ci est caractérisé par une volonté de puissance illimitée. Il repose sur un recours mythique à la croissance qui ignore les conséquences négatives sur la nature et les populations en difficulté et ne prend pas en compte les dégâts potentiellement générés sur l’environnement au moment de la décision des projets, de la culture du déchet qui s’étend jusqu’à l’homme.
« Pour une relation convenable avec le monde créé, il n’est pas nécessaire d’affaiblir la dimension sociale de l’être humain ni sa dimension transcendante, son ouverture au « Tu » divin. En effet, on ne peut pas envisager une relation avec l’environnement isolée de la relation avec les autres personnes et avec Dieu. » Tout est lié. C’est vrai, la remise en cause est sévère. Mais elle n’est jamais manichéenne. Il ne rejette pas tout. Il salue les prouesses de la science et souligne qu’il ne s’agit pas de retourner à l’âge de pierre. Il prend en compte ses résultats mais il ne lui fait pas une confiance aveugle. Il dit « vous me dites, j’entends, mais aussi je vois des choses différentes sur le terrain ». Un sujet qu’il aborde notamment par en évoquant les OGM. Ce qu’il dénonce, c’est justement le manichéisme d’une lecture unidimensionnelle du monde, qui conditionne tout. Mais dans le même temps, la science est un motif de louange.
C’est l’attitude utilitariste et instrumentaliste qui ne voit dans les biens, voire dans les autres humains, que des choses à soumettre et à consommer qui est pointé du doigt. Ce que le pape qualifie de relativisme pratique, plus dangereux que le relativisme doctrinal : « Quand l’être humain se met lui-même au centre, il finit par donner la priorité absolue à ses intérêts de circonstance, et tout le reste devient relatif’. C’est cela qui est à la racine tout à la fois de la traite des êtres humains, de la place déraisonnable accordée au marché, du commerce de peaux d’animaux en voie d’extinction ou de l’avortement. Cette vision des choses conduit à l’autodestruction. C’est le progrès et l’idée du bonheur qui sont à redéfinir (identifié à l’accumulation de biens), pour sortir d’un anthopocentrisme dévié. Il convient de redonner leur juste place aux choses. Pour cela le pape en appelle à une pluralité de regards capables de se féconder mutuellement pour ouvrir sur une écologie intégrale.
La question écologique ne se réduit pas à la résolution de problèmes environnementaux comme la pollution ou les gaz à effet de serre. La résolution de ces problèmes ne fera pas l’économie d’une prise en compte globale de nos manières de vivre, de nous déplacer, de faire du commerce, de produire, de consommer. Une écologie intégrale se préoccupe d’environnement, d’économie, de politique, de culture et de questions sociales afin que l’humanité de tous et toutes les dimensions de l’humanité puissent se déployer dans l’attention à l’ensemble de la création. Il s’agit tout autant de remettre l’homme et l’environnement au centre de l’économie face à la dictature du profit que de préserver le patrimoine culturel des indigènes mis en péril par l’exploitation de l’Amazonie. Il s’agit tout autant de défendre les droits humains que de sauvegarder la biodiversité.
Lutte contre la pauvreté et lutte pour la sauvegarde d’une planète habitable ne sont pas dissociables : on ne peut séparer question environnementale et question sociale. « Une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres. »
C’était déjà, il faut le souligner, un point d’attention de ses prédécesseurs. Jean-Paul II affirmait déjà que « si l’on ne s’attaque pas directement aux causes structurelles de la pauvreté on ne parviendra pas à un juste équilibre écologique ».
IV. Un appel à la conversion et l’engagement
Pour mettre en musique cette écologie intégrale, il ne faut rien de moins qu’une véritable conversion écologique. Nous sommes tous invités à mettre en œuvre de nouveaux styles de vie dans notre vie quotidienne, tout autant que dans nos engagements professionnels et sociétaux. Cela se justifie par notre simple humanité : la Terre est notre maison, nous n’avons pas de solution de remplacement. Nous devons faire en sorte qu’elle reste habitable, pour nous et nos descendants. Mais la foi chrétienne apporte une motivation supplémentaire. Il y a une dimension spirituelle associée à la dimension éthique et politique.
Dans Caritas in Veritas, déjà, Benoît XVI appelait à changer de styles de vie pour que la majorité ne subisse pas les conséquences de l’incurie d’un petit nombre. C’est le modèle de développement qu’il faut revoir. Avec parfois des indications très précises (ne pas omettre d’intégrer les coûts environnementaux, ne pas faire du profit le seul objectif car il ne permet pas de préserver l’environnement, développer les énergies renouvelables…). Mais parce que les multiples crises que l’on connait (économique, alimentaire, environnementale ou sociale) sont avant tout des crises morales, répètent les responsables de l’Église, elles obligent à repenser le cheminement commun des hommes. Elles contraignent en particulier à adopter une manière de vivre basée sur la sobriété et la solidarité. Benoit XVI appelle ainsi de ses vœux un modèle de développement basé sur le caractère central de l’être humain, sur la promotion et le partage du bien commun, sur la responsabilité et sur la prudence. Un modèle où les choix de consommation, d’épargne et d’investissement correspondent à la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune.
Dans son Laudato Si’, là encore, le pape François a approfondi ce message et appelé au décentrement. Le changement de style de vie qui vise à sortir du consumérisme est fondé sur l’invitation à sortir de soi, à quitter une attitude auto-référentielle, pour faire attention à l’impact de chacune de nos actions sur les autres et sur l’environnement. La sobriété à laquelle nous sommes appelés est présentée comme une expérience libératrice qui nous permet de découvrir ce qui donne vraiment de la valeur à la vie. L’amour dans la vie sociale qu’il nous est proposé de retrouver est soutenu par la prise de conscience que nous avons besoin les uns des autres. Le repos et l’eucharistie nous sont également proposés comme une manière d’inscrire notre agir dans une dimension réceptive et gratuite. Un seul et même mouvement rassemble les différentes dimensions de la conversion écologique : celui du décentrement. Sortir de soi, non dans une démarche sacrificielle mais bien au contraire comme ce qui permet de découvrir la véritable source de vie, celle qui se construit en alliance avec les autres, avec la nature et avec Dieu.
Il appelle aussi à lier action et célébration, là où nous séparons souvent.
« Dans l’eucharistie, la plénitude est déjà réalisée. […] Uni au Fils incarné, présent dans l’Eucharistie, tout le cosmos rend grâce à Dieu. […] C’est pourquoi, l’eucharistie est aussi source de lumière et de motivation pour nos préoccupations concernant l’environnement, et elle nous invite à être gardiens de toute création. »
« L’être humain tend à réduire le repos contemplatif au domaine de l’improductif ou de l’inutile, en oubliant qu’ainsi il retire à l’œuvre qu’il réalise le plus important : son sens. Nous sommes appelés à inclure dans notre agir une dimension réceptive et gratuite, qui est différente d’une simple inactivité. »
L’encyclique commence par Loué sois-tu et se termine par deux prières. Entre deux, l’appel à l’analyse, à la réflexion, à l’action. D’une certaine façon, on a assisté au passage du moral au spirituel entre Benoît XVI et le pape François.
Engagement
Si la situation est sérieuse, il n’y a pas de fatalité. Derrière tous les dérèglements, il y a des responsabilités humaines. L’espérance, qui n’est pas un optimisme béat, « nous invite à reconnaître qu’il y a toujours une voie de sortie, que nous pouvons toujours repréciser le cap, que nous pouvons toujours faire quelque chose pour résoudre les problèmes ». « Il nous faut une nouvelle solidarité universelle » annonce d’entrée de jeu le pape François.
Laudato Si’ est un appel à l’engagement. Dès l’introduction, le pape salue les efforts du mouvement écologique mondial mais regrette que faute de mobilisation, ces efforts échouent. Et cela pas seulement à cause « de l’opposition des puissants, mais aussi par manque d’intérêt des autres. Les attitudes qui obstruent les chemins de solution, même parmi les croyants, vont de la négation du problème jusqu’à l’indifférence, la résignation facile, ou la confiance aveugle dans les solutions techniques ». Dans le premier chapitre où il fait l’état des lieux, le pape revient sur ce sujet en consacrant plus de quatre pages à la faiblesse des réactions à tous les niveaux : politique internationale, pouvoirs économiques.
Où pouvons-nous agir ?
Face à la situation qu’il nous présente, le pape François nous invite tout autant à agir au niveau individuel, micro, qu’au niveau collectif, macro. Il nous invite à changer nos styles de vie, à dépasser le consumérisme, tout comme il appelle à une réforme profonde du système économique et plus encore de la lecture que l’on fait du monde à travers ce qu’il appelle le paradigme technocratique. Ce ne sont rien d’autre que les deux faces d’une même pièce : mon comportement alimente le système et le système conditionne mon style de vie. De la même façon, pour lui l’inaction politique n’est pas seulement le fait des dirigeants mais également des citoyens : pas seulement à cause « de l’opposition des puissants, mais aussi par manque d’intérêt des autres ».
Nous pouvons aussi peser dans le dialogue sur la question de l’environnement menée au niveau de la politique internationale. Certes nous ne sommes pas tous intervenants directement à ce niveau. Mais il nous revient, en tant que société civile, de ne pas nous en désintéresser. Les problèmes du Nord et du Sud sont liés. On ne relèvera pas les défis sans une véritable solidarité. Ainsi le pape François parle de dette écologique du Nord par rapport au Sud et propose « une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties ».
Le pape évoque également le dialogue à mettre en place en vue de nouvelles politiques nationales et locales. Il pointe du doigt le règne de l’immédiateté dans le champ politique, dénonce ce qu’il appelle « la myopie de la logique du pouvoir », souvent avec la complicité au moins implicite de populations consuméristes. Or la grandeur du politique c’est de penser le bien commun à long terme. Mais rien ne se fera sans la pression des populations. Les politiques qui sont prêts à assumer ces responsabilités, avec les coûts que cela implique de sortir de la logique d’immédiateté et de résultats à court terme, ont besoin de soutien. Il y a un appel à l’engagement politique au sens large, on dirait peut-être plus volontiers citoyen, qui est une constante de la pensée sociale de l’Église.
Tous les papes ont souligné avec insistance l’importance de l’engagement politique : Pie XI en parlait déjà comme le champ de la plus grande charité, Benoît XVI en parlait comme la voie institutionnelle de la charité pas moins déterminante que la charité interpersonnelle. Dans Laudato Si’ le pape François parle d’amour « qui est aussi civil et politique, et il se manifeste dans toutes les actions qui essaient de construire un monde meilleur ». « Joint à l’importance des petits gestes quotidiens, l’amour social nous pousse à penser aux grandes stratégies […]. Celui qui reconnaît l’appel de Dieu à agir de concert avec les autres dans ces dynamiques sociales doit se rappeler que cela fait partie de sa spiritualité, que c’est un exercice de la charité, et que, de cette façon, il mûrit et il se sanctifie. »
Mais cet engagement doit être pensé non seulement au niveau national mais aussi au niveau local. Il ne se limite pas à glisser un bulletin de vote dans l’urne mais aussi à contrôler, à proposer, à s’assurer de la transparence des prises de décisions. Sortir d’une rentabilité financière, critère ultime des décisions aujourd’hui, pour intégrer dès le départ le coût environnemental ne se fera que si la société civile agit en ce sens. Il s’agit également de réorienter les investissements technologiques vers moins de consommation, pour mieux se tourner vers la résolution des problèmes en suspens de l’humanité. Voilà quelques-unes des pistes à explorer.
Les décisions prises par les générations aux affaires en ce moment détermineront la possibilité de vivre des générations à venir. Et cette capacité à se mettre en marche pour relever les défis qui sont en face de nous conditionnent le sens de notre passage sur la Terre. De ce que nous serons capables de léguer à nos enfants dépendra le sens de notre vie.
Conclusion
Nous sommes tous responsables de la protection et du soin de la création. Cette responsabilité ne connaît pas de frontières et selon le principe de subsidiarité, il est important que chacun s’engage à son niveau, avec ses compétences.
On voit bien que les principes de la pensée sociale de l’Église sont ici extrêmement précieux pour servir de tamis à nos décisions.
À nous de nous mettre au travail ou de poursuivre ce que nous avons déjà engagé.